à^^'-mi!.:'-
ce G
.■ ^i(L
0P
Wï
Digitized by the Internet Archive
in 2010 witin funding from
University of Ottawa
Inttp://www.arcliive.org/details/v10revuedeparis1831brux
REVUE
DE PARIS.
TROISIEME ANNEE. — TOME X.
— IB^TTTr îlirr
BRUXELLES.
LOUIS HAUMAN ET COMP«. 1832.
AVENTURES
DE DEUX MISSIONNAIRES MORAVES.
J'extrais la relation qu'on va lire de la lettre d'un mis- sionnaire moi'ave ; heureux si, en modifiant quelques passages de son récit, je n'altère pas la simplicité poétique de ses descriptions.
Le frère Samuel Liébisch (aujourd'hui
membre de la conférence des Anciens de l'Unité), étant alors chargé de la surveillance générale des missions des frères sur la côte du Labrador, ses fonctions exigèrent qu'il fît une visite à Okkak , le plus éloigné au nord des établissemens moraves, et situé à cinquante lieues environ de Nain, où il résidait- Le frère Turner fut désigné pour l'accompagner, et ils quittèrent Nain le ii mars 1822, au point du jour, avec un temps très-clair et les étoiles bril- lant dans le ciel. Leur traîneau était conduit par Marc, Esquimau baptisé, et un autre traîneau, monté par des Esquimaux, suivait celui des missionnaires.
Un traîneau esquimau est tiré par une espèce de chiens assez semblables aux loups par la forme. Comme les loups, ces chiens n'aboient pas ; ils hurlent d'une voix désagréa-
TOME X. I
6 REVUE DE PARIS,
ble. Ils sont entretenus par les Esquimaux en meutes ou en attelages plus ou moins considérables, proportionnel- lement à la richesse du maître. Ils se laissent tranquille- ment enharnacher et atteler, quoique traites sans pitié par les Esquimaux païens qui leur rendent la vie dure et les nourrissent très-ma!. Leur nourriture consiste en débris de viandes, en vieilles peaux, en morceaux de baleine pourris , etc. , etc. , et si cette provision leur manque, on les envoie chercher eux-mêmes du poisson mort ou des coquillages sur la grève.
Lorsque la faim tourmente ces pauvres chiens , il n'est rien qu'ils ne soient prêts à dévorer, et il est nécessaire, lorsqu'on les détèJe, de cacher les harnais dans la maison déneige, pendant la nuit, de peur qu'ils ne deviennent leur proie, ce qui rendrait la continuation du voyage im- possible le lendemain matin. Arrivés à leur halte de nuit, les voyageurs ôtent les harnais à leurs chiens et les laissent se creuser un trou dans la neige , où ils dorment jusqu'à ce que le conducteur les rappelle pour leur donner, au lever du jour, leur pâture quotidienne. Leur force et leur vitesse sont inimaginables, même avec l'estomac vide. En les mettant au traîneau, il faut prendre garde de ne pas les atteler de front. On les attache par des couri-oies sé- parées, de longueurs inégales, à une barre horizontale en avant du traîneau. Le plus vieux et le plus habile conduit la bande, courant à dix on vingt pas des autres, dirigé lui même par le fouet du cocher, qui est très-long et n'est bien manié que par un Esquimau. Les autres chiens suivent comme un'troupeau de moutons. Si l'un d'eux reçoit un coup de fouet , il mord généralement son voisin , qui en mord un troisième, et ainsi de suite; mais je reviens à la relation de notre missionnaire.
Les deux traîneaux contenaient cinqhommes, une femme et un enfant. Chacun partit de bonne humeur, et toutes les apparences étant en faveur d'un bon voyage , on es- pérait atteindre heureusement Okkaliau bout de deux ou
LITTÉRATURE. 7
trois jours. Le sentier tracé sur la mer oflFrait uue glace solide, cl les voyageurs faisaient environ six ou sept milles par heure. Après avoir passé les îles, clans la baie de Nain, ils s'éloignèrent considérablement de la côte , tant pour gagner la partie la plus unie de la glace que pour doubler le haut promontoire rocailleux de Kiglapeif. Sur les huit heures ils rencontrèrent un traineau d'Esquimaux venant de la direction opposée. Après le salut d'usage, les Esqui- maux venant de Nain descendirent et entrèrent en con- versation avec les Esquimaux étrangers, qui insinuèrent vaguement qu'il vaudrait peut-être mieux pour nos voya- geurs de revenir sur leurs pas. Cependant , comme les missionnaires crurent que ces craintes étaient sans fonde- ment, et que les Esquimaux ne voulaienf que jouir un peu plus long-temps de la société de leurs amis, ils continuè- rent leur route. Au bout de quelques lieues, leurs Esqui- maux les avertirent qu'il y avait un mouvement sous la glace. Ce mouvement était encore à peine perceptible; mais en se couchant et baissant l'oreille on entendait un murmure sourd, comme le bruit d'un torrent qui s'élevait du fond de l'abîme L'horizon restait pur, excepté vers le levant , où se montrait un banc de légers nuages , entre- coupés de quelques raies noires. Bientôt le vent du nord- ouest se mit à souffler et annonça un changement soudain dans l'atmosphère. Il était midi et il n'y avait encore aucune altération saillante dansle ciel; mais le mouvement de la mer sous la glace était devenu plus perceptible, de manière à alarmer les voyageurs, qui jugèrent prudent de se rappiocher du rivage. La glace présentait en plu- sicui's endroits des crevasses et des fissures dont quelques unes avaient un ou deux pieds de large ; mais comuse il en existe souvent de semblables dans les temps les plus sûrs, elles ne sont dangereuses ijue pour les nouveau- venus; les chiensles franchissent aisément et le Iraîneausuit sans risque.
Lorsque le soleil descendit à l'occident, le vent augmenta
8 REVUE DE PARIS,
et devint orageux : les bancs de nuages aperçus les pre- miers à l'orient commencèrent à monter, et leurs bandes noires s'agitèrent contre le vent. La neige était violem- ment balayée en tourbillons partiels, soit sur la glace, soit du sommet des montagnes. Au même instant le mou- vement de la mer s'était tellement accru, que son effet fut très-extraordinaire et très-alarmant. Les traîneaux , au lieu de glisser sur une surface unie, couraient quelque- fois rapidement après les cliienset semblaient bientôt après gravir avec difllculté une hauteur qui surgissait tout à coup; car l'élasticité d'un si vaste corps de glace , de plusieurs lieues carrées, supportée parla mer, occasionait parfois un mouvement oscillatoire assez semblable à celui d'une feuille de papier qui s'accommode aux ondulations super- ficielles d'une eau agitée. On entendait aussi , à diverses distances , des explosions soudaines , comme le bruit du canon, et qui étaient produites par les craquemens de la glace.
Les Esquimaux se dirigèrent donc en foute Lâte vers le rivage avec l'intention de prendre leurs quartiers de nuit au sud du Nivak. Mais, comme il était évident que la glace allait se rompre et se disperser dans la pleine mer, Marc conseilla de tourner plutôt au nord du Nivak, où il espérait que le sentier pourrait encore être resté intact jusqu'à Okkak. Cet avis fut adopté; mais lorsque les traîneaux s'approchèrent de la côte, le spectacle qui s'offrit aux yeux des voyageurs fut vraiment terrible. La glace, détachée des l'ochers, était ballottée en tout sens et brisée en mille morceaux contre les précipices, avec un bruit horrible qui, mêlé au mugissement du vent, ôtait à la voix humaine presque toute possibilité de se faire entendre , tandis que la neige, tourbillonnant dans l'air, empêchait de voir aucun objet distinctement.
Le dernier espoir qui restait aux voyageurs était de gagner la terre à tous risques; mais ce ne fut qu'avec beau- coup de peine qu'on put faire avancer les chiens effrayés,
LniÉRATT'RÊ. 9
la glace s'affaissant tour à tour au-dessous de la surface des rochers, et s'éli'vant au-dessus. Le seul moment propice pour aborder était celui où la glace se trouvait de niveau avec la côte : celait une tentative excessivement hasar- deuse; cependant, avec la miséricorde de Dieu, elle réussit, et les deux traîneaux atteignirent la plage.
A peine les voyageurs avaient-ils eu le temps de rendre grâces à Dieu deieurdébarquement cpie cetteparliemême de la glace ([u'ils venaient de quitter éclata de toutes parts, et l'eau, jaillissant de tous ses interstices, la couvrit et la précipita dans la mer. En un instant, comme si ce signal eût été attendu, toute la masse de glace qui s'étendait à plusieurs lieues de la côte, aussi loin que la vue pouvait aller, commença à se déchirer et fut engloutie sous d'im- menses vagues. Ce fut un spectacle effrayant et sublime que ces larges plaines d'eau solide , s'élevant du sein des Ilots pour se heurter les unes contre les autres avec une violence qu'on ne saurait décrire, et avec un bruit com- parable à l'explosion d'innombrables batteries. L'obscurité de la nuit, le mugissement de la mer, le choc des fragmens de giace et des vagues contre les rochers remplissaient les voyageurs d'une émotion solennelle ou d'une horreur qui les privait delà parole. Ils restèrent quelque temps acca- blés dti l'étonnement que leur causa leur délivrance mi- raculeuse, et les Esquimaux païens eux mêmes remercièrent Dieu avec reconnaissance.
Les Esquimaux commencèrent alors à bâtir une hutte de neige , à trente pas environ de la grève ; mais avant qu'ils l'eussent terminée les vagues atteignirent l'endroit où avaient été laissés les traîneaux, et ils faillirent être emportés dans la mer. ,
Sur les neuf heures, les deux missionnaires, Marc et les autres Esquimaux , se glissèrent dans la maison de neige, remerciant Dieu d'avoir pour s'abriter ce lieu de refuge ; car le vent était si froid et si violent qu'il fallait de grand» efforts pour n'être pas renverse.
I.
<0 REVUE DE PARIS.
Avant d'entrer daus cette haijitatioii , f[ui sert de tente temporaire aux voyageurs de ces parages , le frère Liebisch et le frère Turner ne purent s'empêcher de re- garder encore une fois la mer, qui était maintenant libre de toute glace. Ils virent avec horreur , et en même temps avec reconnaissance , les vagues énormes fuyant devant la tempête, comme de hautes tours, et s'appro- chant du rivage où avec un fracas assourdissant elles se brisaient contre les rochers et remplissaient l'air de leur écume frémissante. Les voyageurs s'occupèrent ensuite de leur souper, et ayant chanté l'hymne du soir dans la langue des Esquimaux , ils se couchèrent pour dormir vers les di.\ heures. Ils étaient si serrés les uns pr.'s des autres que si l'un d'eux remuait il réveillait ses voisins. Les Esquimaux furent bientôt endornais; mais frère Lié- bisch ne put goûter aucun repos , en partie à cause de l'épouvantable mugissement des vagues , et en partie à cause d'un mal de gorge qui le faisait beaucoup soufl'rir. Le frère Turner rétléchissait aussi avec inquiétude aux dangers qu'ils venaient de courir, et les deux frères, tout en remerciant le Seigneur d'avoir échappé à une mort presque certaine , ne purent qu'unir leurs prières pour implorer son secours dans la situation critique où ils se trouvaient encore.
Si les deux missionnaires s'étaient endormis comme les Esquimaux, leur perte à tous eut été consommée cette nuit. Sur les deux heures du matin , frère Liébisch sentit tom- , bcr sur ses lèvres quelques gouttes d'eau salée qui fdtrait à travers la toiture déneige Quoique un peu inquiet de ce goût de sel , il attendit encore quelques instans pour donner l'alarme; mais à peine , en voyant les gouttes aug- menter, avait il appelé frère Turner, que tout à coup une vague épouvantable se brisa contre la maison et y répan- dit une grande quantité d'eau; puis une secoiule lui suc- céda et emporta le iraijnienl de neige placé en guise de porte devant l'entrée. Les missionnaires critienl immc-
I.1TT£RATUÎ\E. 1«
diatenient auxEsc|uimaiix endormis de se leveret de fuir. Ils furent ileboul en un instant; l'un d'eux s'ouvrit, avec un large couteau, un passage latéral, et chacun saisissant sa part des bagages , on les jeta aussi loin qu'on put de la grève. Le frère Turner aidait les Esquimaux , pendant que le Frère Lièbisch , la femme et l'enfant , se retiraient sur une èmincnce voisine. L'enfant fut enveloppé dans une large peau, et tous les voyageurs se réfugièrent à l'abri d'un rocher, car il était impossible de lutter contre Je vent, la neige et le grésil. Peu de minutes après, un brisant furieux emporta toute la maison , mais rien d'es- sentiel ne fut perdu.
Les voyageurs se trouvèrent une seconde fois délivrés du trépas le plus imminent; mais le reste de la nuit fut pour eux une épreuve pénible et remplie de tristes ré- flexions , avant que les Esquimaux eussent trouvé un en- droit plus sur pour y construire une maison nouvelle. Au lever du jour, ils n'avaient pu encore que creuser un trou dans un gros monceau de neige pour y mettre à l'abri la fennne , l'enfant et les deux missionnaires.
Le frère Lièbisch cependant n'y put supporter l'air étouffé et fut obligé de s'asseoir en dehors ; les Esquimaux le couvrirent de peaux pour le tenir chaudement, son mal de gorge étant très-aigu.
Aussitôt qu'il fit jour, ils bâtirent une autre maison de neige, et quelque misérable que soit en tout temps cette espèce de tanière , ils furent très heureux de pouvoir s'y introduire tous. Elle était large de huit pieds environ et haute de six ou sept. lisse félicitèrent alors mutuelle- ment de leur délivrance ; mais ils s'aperçurent que tout n'allait pas le mieux du monde.
Les missionnaires n'avaient apporté que peu de provi- sions , tout juste ce qu'il en fallait pour le court trajet de Naïn à Okkak : Joël , sa femme , son enfant et Kassigiak , appelé le sorcier, n'avaient rien. Tls furent donc obligés de partager lout ce qu'ils avaient en rations quotidiennes,
^2 REVUE DE PARIS,
parce qu'ils n'avaient aucune espérance de quitter pro- chainement cette plage et d'atteindre un lieu habite'. Deux moyens seulement s'offraient à eux pour cela : le premier, en tentant le passage par terre à travers la mon- tagne sauvage et déserte de Kii;lapeit; le second, en atten- dant qu'une nouvelle gelée leur rendît le chemin de la mer, ce qui pouvait être long. Ils résolurent donc de se réduire à un biscuit et demi par jour. Mais comme il était difficile de satisfaire ainsi un estomac d'Esijuimau, les mis- sionnaires proposèrent de faire tuer un de leurs chiens , à condition qu'en cas d'une détresse qui les obligerait à re- courir au même expédient ,Ie second chien tué serait uu de ceux de î'attelage des Esquimaux, Ceux-ci répondirent qu ils y consentiraient volontiers s'ils avaient une mar- mite pour faire bouillir la viande; mais , n'en ayant pas , ils préféraient endurer la faim, ne pouvant se décider à manger de la viande de chien crue. Les missionnaires res- tèrent alors dans la maison de neige , et chaque jour ils tâchaient de faire bouillir sur leur lampe assez d'eau pour prendre deux tasses de café chacun. Par la miséri- corde divine, ils se conservèrent en bonne santé, et frère Liébisch fut guéri subitement , dès le premier jour, de son mal de gorge. Les Esquimaux montrèrent bon courage , et même le dur païen Kassigiak déclara qu'il convenait de remercier le ciel de les avoir sauvés , ajou- tant que s'ils étaient restés un peu plus long temps la veille sur la glace, ils auraient été fracassés contre les rochers. Kassigiak n'était pas sans sa part de malheur , ayant eu ses talons gelés et souffrant beaucoup. Le soir venu , les missionnaires chantèrent un hymne avec les Esquimaux, et répétèrent le même chant religieux ma- tin et soir. Le Seigneur était présent avec eux et conso- lait leurs coeurs avec sa sainte paix.
Vers le soir du treizième jour, le ciel s'éclaircit et l'on put apercevoir toute la surfa e de la mer. Marc et Joël gravirent lei montagnes pour faire une reconnaissance ;
LITTÉRATURE. 1 3
ils revinrent annoncer la nouvelle desagre'able qu'on ne pouvait pas de'couvrir , même des hauteurs , le moindre morceau de glace, et que le dégel avait fondu celle de la côte de Nuas.-Ernak. Ils furent donc d'avis qu'il n'y avait plus d'autre route qu'à travers la montagne de Ki- glapeit.
Ce jour-là Kassigiak se plaignit beaucoup de la faim, probablement pour obtenir des missionnaires une plus forte ration que d'ordinaire. Ils lui firent observer qu'ils n'en avaient pas une plus considérable que la sienne, et lui reprochèrent doucement son impatience. Chaque fois que les alimens furent distribués, Kassigiak avalait tou- jours sa portion avidement , et tendait la mani pour en demander une autre; mais il se rendit enfin aux raisons qu'on lui donna. Les Esquimaux mangèrent ce jour-là un vieux sac en peau de poisson qui composa certes un mets bien sec et bien misérable. Pendant qu'ils faisaient ce singulier repas , ils ne cessèrent de répéter en gromme- lant: «Tu étais tout à l'heure sac, et tu es maintenant no- tre nourriture." Sur le soir, quelques petits glaçons flottè- rent du côté de la plage, et le quatorzième jour au matin la mer en fut couver te; mais le vent était encore très- violent et les Esquimaux ne pouvaient quitterla maison de neige, ce qui les rendait très-abattus et très-tristes. Kassigiak suggéra qu'il serait bien àc faire du beau temps ; il en- tendait par là d'exercer son art comme sorcier. Les mis- sionnaires s'y opposèrent et lui dirent que ses pratiques païennes ne serviraient à rien , mais que le temps de- viendrait beau dès qu'il plairait à Dieu. Alors Kassigiak demanda si Jésus pouvait faire du beau temps. Les uîis- sionnaires répondirent qu'à Jésus était donné tout pou- voir dans le ciel et sur la terre. « Eh bien! reprit-il, qu'on s'adresse à lui. « Une autre fois Kassigiak dit : Je raconterai tout ceci à mes compatriotes de Seglek. » Les missionnaires répondirent : u Dites-leur que nous avons placé tout notre espoir et notre confiance en ié-
a REVTJE DE PARIS.
8Us-Christ notre sauveur, qui aime tous les hommes , et qui a verse son sang pour les racheter de la misère éter- nelle, fl Ce jour-là les Esquimaux commencèrent à man- ger une vieille peau usée et sale qui leur avait servis de matelas.
Le quinzième jour le temps continua à être très ora- geux, et les Escjuimaux semblaient par momens tout-à- fait découragés ; mais ils possèdent une excellente faculté, celle de pouvoir dormir quand ils veulent; et dans l'occa- sion ils dorment pendant plus de vingt-quatre heui-es de suite, le jour comme la nuit.
Vers le soir le ciel s'éclaircit et l'espérance se ranima. Marc et Joël allèrent en reconnaissance; ils revinrent dire que la glace avait acquis une solidité considérable et serait bientôt propre à fournir un chemin. Les pau- vres chiens avaient jcùné depuis près de quatre jours , mais , avec la perspective d'un prompt dép.irt, les mis- sionnaires leur accordèrent à chacun quelques morceaux de biscuit. La température de l'air s'étant tout à coup radoucie, ce fut une nouvelle source de déUcsse pour les voyageurs , dont la transpiiation et le souffle agissant sur la toiture de leur maison de neige la faisait fondre par degrés de manière à tremper tous les objets d'une conti- nuelle humidité. Les missionnaires racontent qu'ils consi- dérèrent cet inconvénient de leur situation comme le pire de tous ceux qu'ils eurent à endurer, car ils n'avaient pas un fil de leurs vétemens (jui ne fût mouillé, pas un endroit sec où ils pussent se coucher.
Le seizième jour de bon matin le ciel s'éclaircit , mais ■ le vent fit volti;:ei- en nuages la plus fine poussière de la neige. Joël cl Kassigiak résolurent de poursuivre leur voyage à Olikak par la route de Nuasœrnak, et partirent malgré le vent et la neige, c[ui leur battaient le \ isage. Marc ne put se décider à s'avancer plus loin vers le nord, parce que selon lui la violence du vent devait avoir accu- mulé la glace sur la côle de Tikkerasuk de manière à
LiTTËRArURE. 15
rendre le ilëbarqueniont impossible; mais il pensait qu'on pouvait encore se diriger en toute sécurité vers le sud en tournant le mont Kiglapcit- Les missionnaires voulu- rent l'engager à suivre Joël et Kassigiak , mais ils ne pu- rent y parvenir et n'osèrent insister, n'étant pas suffi- samment informes des localite's. Cependant i! était temps de hasarder quelque chose pour gagner un lieu habité. Après bien des tentatives, le frère Turner alla de nou- veau avec Marc examiner la glace, et tous deux parurent croiie qu'elle offrait une consistance assez solide ; ils se re'solurent (iouc enûn à l'ctourner à Naïn en se confiant à la protection du Seigneur.
Le dix-septième jour , le vent avait considérablement augmente avec de fortes giboulées ; ils partirent ne'an- moins à dix heures du matin. Marc se mit à courir en avant du traîneau, autour de Kiglapcit, pour chercher un bon chemin, et à une heure après midi, avec la giâce de Dieu , ils furent hors de pe'ril et atteignirent la baie. Ils trouvèrent là un bon sentier sur une glace unie , fi- rent un repas du reste de leurs provisions , et prirent un peu de café. S'e'tant ainsi reconfortés , ils continuèrent leur route sans s'arrêter jusqu'à Naïn , où ils arrivèrent à minuit. Les trèies de Naïn se réjouirent tle les voir de retour , car ils étaient dans les plus vives alarmes , d'après ce qu'avaient rapporté les Esquimaux que les missionnaires avaient rencontrés , et dont ils avaient dé- daigné les avis obscurs relativement au danger qui les menaçait. Un Esquimau dont la femme avait fait je ne sais plus quel vêtement pour le frère Samuel Liébisch était allé trouver la sœur Liébisch , et lui avait réclamé le salaire du travail de sa femme : « Attendez un peu , dit sœur Liébisch ; quand mon mari sera de retour , il réglera son compte avec vous.
— Samuel et William ne retourneront plus à Naïn , avait-il répondu
16 REVUE DE PARIS.
— Comroenl? pourquoi? qui peut vous faire parler ainsi? »
Après un moment de réflexion , l'Esquimau répliqua à voix basse : « Samuel et "William ne sont plus ; tous leurs os sont brisés et dans le ventre des requins. » Sœur Lié- bisch , effrayée , appela le reste de la famille , et on in- terroge l'Esquimau , dont les réponses jfurent toujours aussi obscures et aussi peu rassurantes. Il semblait per- suadé qu'on ne reverrait plus les voyageurs à Nain , et qu'il était impossible qu'ils eussent échappé aux fureurs d'une pareille tempête.
On peut donc bien penser combien fut reconnaissante à Dieu toute la famille des frères en revoyant les deux missionnaires. La tempête s'était aussi fait sentir à Naïn, quoique avec moins de violence que sur une côte qui n'était abritée par aucune île. Ils se réunirent tous le lendemain pour rendre grâces au Seigneur d'une déli- Vi'ance si miraculeuse.
Robert Sodthey.
<ÎP,
ans.
LE JOUR DE L'AN
Ce n'est pas dans notre temps que La Fontaine aurait ^crit : <i On nous ruine en fêtes! » Chaque mois , au con- traire , nous enrichit de quelques journées rendues au travail, et je ne comprends pas, après cela , comment il se fait que tant de gens soient embarrasse's de payer leurs contributions , ou soldent leurs créanciers avec les chif- fres d'un bilan. C'est leur faute , en vérité, puisqu'on les dispense du repos. En cela , comme en toute chose de convenance et d'utilité publique, ne voient-ils pas que la législature les encourage par son exemple? Nos députés, que l'on accuse pourtant d'employer quelquefois assez mal les jours ouvrables, ne veulent pas laisser perdre pour la discussion les jours fériés. La tribune ne chôme aucune de ces solennités que les faiseurs d'almanachs ont encore la faiblesse ou la lémérilé d'inscrire en majuscules dans leurs colonnes. Quand arrive ou l'Ascension , ou l'As- somption , ou la Toussaint , l'activité revient tout à coup au3s élus de la nation , et ils feraient au besoin un scru- tin nul pour prouver qu'ils sont en séance. Noël a perdu sa joyeuse nuit , avec la cérémonie sainte qui servait de prétexte aux festins. La liberté des cultes a tué le réveil Ion. Bien a pris à la triple messe , quun célèbre cousin des rois entendait il y a deux ans sans se lasser, de se pla- XOME. I. a »
18 REVUE DE PARIS,
cer, celte année , sous la protection du dimanche. Mais cet abri ne sera pas toujours sur; car voilù que le diman- che aussi est menacé d'alTranchisscment ; le dimanche, si fortement enraciné dans les mœurs populaires , qui date tout juste de la création , et que la grande révolution elle iiiême n'a pu faire reculer jusqu'au décadi. Pendant qu'on était en rrain , je suis surpris qu'il ne soit venu à l'idée de pei-sonne de proposer , entre deux lois , la sup- pression du jour de Tan , dernier reste de nos anciennes traditions , vieil abus qui fait honle à notre civilisatioQ nouvelle. C'eût été du moins un dédommagement tout trouvé aux exigences du budget. Peut (Jtre a t on pensé que cette entreprise aurait nécessairement pour adver- saires toutes les parties prenantes dans Fimmense tlistri- bution des étrennes, c'est-à-dire les enfans , les neveux , les filleuls, les femmes , les domestiques . les portiers, les facteurs , les porteurs de journaux, les tambours de la garde nationale, tous gens prompts à crier, à se plaindre, à faire une émeute; tandis que l'on favoriserait seulement les pères de famille, les oncles , les parrains , les céliba- taires qui dî'ient en ville , race paisible et de bonne composition , race laillable à merci , qui a l'habitude de payer, et qu'il est bon d'entretenir dans cette excellente coutume. J'ai vn des choses bien plus sérieuses où cette comparaison, entre les resscntimens qu'on aurait à soule- ver et le soulagement qu'on pourr:iit obtenir , entre le faible murmure île la reconnaissance et le bruyant tapage du mécontentement, a si^Hi pour faire pencher la balance. Le jour de l'an nous est donc demeuré , maigre son anti- que origine qui tient de bien près au droit divin, malgré ses formes sux'années de politesse, ses mensonges de ten- dresse et d'embrassemens, ses fatigans devoirs de courtoi- sie , ses prodigalités sans plaisir, son tumulte sans gaieté. Sa ressemblance avec la loi financière l'a sauvé. Les joies qui coûtent cher sont encore de notre siècle.
le jour de l'an est un livre court et rapide qu'on dé-
LITTËRATL'RE. 19
voie en quelques heures, mais dont la préface dure deux semaines. C'est par les préliminaires surtout qu'on peut juger de son importance. Aussitôt que le i5 décembre est arrivé, une fièvre d'emplettes semble avoir saisi toute la population parisienne. On ne sort plus pour prendre l'air , pour voir passer les voitures , pour se regarder au visage, pour rencontrer ses amis, pour savoir où en est la polémique des caricatures , pour épier au passage une mode nouvelle , ou recueillir sur le chemin un grand évé- nement sorti tout frais de la Bourse : on court, on se pousse, oa se coudoie sans s'apercevoir; on cherche , on interroge la profondeur des boutiques , on se penche sui- les étalages ; un percepteur , chargé d'appliquer la taxe mobilière, n'inventorie pas avec plus de curiosité le n.é- nage du contribuable. 11 y a de l'argent dans toutes les poches , et tie l'argent qui ne veut pas y rester. Quelque résolution qu'on ait prise de s'associer par l'avarice à la dé- tresse publique , de protester contre le régime nouveau par de-s épargnes , quelque vœu d'économie que l'on ait formé dans un moment d'humeur, il faut faire trêve à ses chagrins , à ses regrets , à ses rancunes , à ses alarmes , et venir déposer son offrande au grand jubilé de com- merce.
On trouve bien , il est vrai , quelques hommes précau- tionneux , quelcpies vieux garçons surtout , qui , voyant arriver de loin l'impôt des étrennes, avec ses avertissemens gracieux et ses sommations caressantes , vont tout dou- cement se pourvoir dans les magasins, avant que les prix soient augmentés, lorsque les bagatelles se livrent à boa compte, et qu'on a le loisir de marchander. Mais c'est une prudence heureusement fort rare, une exception à la rè- gle, comme toute prudence Test à présent; et il n'y a pas de mal que ceux qui s'avisent , par le temps qui court , d'avoir de la prévoyance , soient punis de leur singula- rité. C'est ce qui vient d'advenir à un ancien avoué da ma connaissance, sollicitant aujourd'hui l'emploi de juge
20 REVUE DE PARIS,
de paix. Il avait achète à cinquante pour cent de rabais, un beau joujou de l'année dernière, qu'il comptait offrir» le I" janvier , au jeune fils d'un avocat, jadis son obligé» maintenant son protecteur. Celait un jeu des barricades, oùl'on voyait des ouvriers aux bras nus, à la figure noircie, au vêtement déchiré, mettre en fuite un régiment , les pavés tombant sur la tête des soldats , ou formant des remparts dans la rue , quelques bataillons posant les ar- mes et fraternisant avec le peuple; le tout orné de jolies sentences à l'usage des insurrections. Le futur magistrat croyait avoir fait merveille, et se tenait assuré de la pre- mière vacance, lorsqu'un discours éloquent sur les événe- mens de Lyon lui fit promptement renfermer son cadeau en lui apprenant cette grantle vérité politique , que l'à- propos est de courte durée pour les élrennes comme pour les doctrines.
Ce qu'il y a donc de plus sage, c'est d'attendre que les produits nouvellement façonnés par 1 industrie , ou les rebuis d'une autre année rajeunis avec soin et accommodés à la fantaisie courante , viennent s'offrir aux recherches de l'acheteur. Pour cela, les marchands ne sont jamais en arrière. L'admirable instinct du profit lesavertitde l'heure où le désir de se mettre en règle avec le jour de l'an fait sortir les Parisiens de leurs logis. Les marchandises sont exactes au rendez vous des écus. L'intérieur des boutiques devient trop étroit pour les contenir, trop obscur pour les montrer. Elles s'échappent dans la rue; elles encombrent les boulevards, elles rétrécissent les passages, elles enva- hissent les trottoirs ; elles viennent contraindre les passans à les honorer d'un regard , en arrêtant leur marche , en s'accrocliant à leurs habits. La police ne peut rien contre cette usuipation de la voie publique , à moins qu'il ne s'agisse de quelques toises de son pavé , dont elle dispose, qu'elle loue comme il lui plaît , sur lesquelles sa jalousie ne permet pas qu'il s'établisse d'autre spéculation que la «ienne. Nous avons vu dernièrement une espèce de scan-
LITTÉRATURE. 21
dale troubler la paix du Ponl-Neuf, et porter l'effroi jusqu'aux bains de l'honorable M. Vigier. On parlait de Henri I^' , de dioits anciens qu'il fallait respecter , vrais propos de contre-révolution ; car , sous la protection du bon roi, à l'ombre de sa statue, s'étaient e'ievées de petites légitimités, qui voulaient se maintenir malgré le naufrage des grandes. Les sergens de ville, aidés d'une patrouille de marchands en'.bonnets à poil , leur ont prouvé ([u'clles avaient tort. Ce sont de puissans raisoimeurs que les sergens de ville , et d'cxcellens arguniens que les bonnets à poil ; ils rétablissent souvent en faveur de l'autorité l'avantage qui lui échappe dans la discussion. Enlin tout a été terminé par une transaction, et les Girou.x de la petite propriété ont repris possession de leur ancien do- maine.
Il n'est rien , je crois , qu'on puisse comparer au mou- vement de Paris pendant la quinz.iine qui précède le jour de l'an. On y trouve partout une activité qui étoime , une foule qui étourdit, une agitation qui enivre. L'insur- rection est moins bruyante , les réjouissances publiques moins tumultueuses. C'est une foire , quant à l'échange de l'aigent contre des bagatelles, mais une foire sans éclats de rire , sans folies , sans saltimbanques et sans mirlitons. Il y a sur tous les visages je ne sais quoi d'in- quiet , de contraint et d'occupé. C'est qu'il manque à ce retour annuel de nos générosiiés l'inspiration soudaine , la rencontre heureuse , la spontanéité , la circonstance , la surprise, tout ce qui fait le charme d'une oflVande , pour celui qui donne comme pour celui qui reçoit. Cha- cun sent qu'il remplit une oblig ition , qu'il ( béit à un devoir, qu'il satisfait à une convenance, qu'on l'attend à cette épreuve , qu'il sera jugé pendant douze mois sur sa libéralité du premier jour. Pour les riches , c'est affaire de vanité, non de plaisir; pour ceux d'une fortune mé- diocre, un effort, un sacrifice; je vous dirai ce que c'est pour les pauvres. Aussi , suivez toutes ces belles dame»
22 REVUE DE PARIS
qui descendent d'un riche équipage avec leurs maris (car ou prend son mari pour ces courses-là ) , sous le vaste péristyle de Lesage où l'on est si fort à l'aise, devant la voûte obscure de Giroux quia conservé la tradition du gendarme: montez avec elles les degrés luisans de la Porte chinoise, ou l'escalier de Leblanc. On les reçoit avec de grandes révérences, non pas comme vous, acheteurs hon- teux, dont la mine ne promet qu'un léger bénéfice , et sur les pas de qui on détache un surveillant, chargé d'épier vos gestes, d'excilerchez vousle désir, ou de faire violence à votre timidité. Les marchands se connaissent en amours- propres; ils ont le secret des passions mondaines. Voyez comme ils livrent aux mains de leurs élégantes visiteuses les colifichets les plus nouveaux, les plus étranges, les pkis frivoles, en ayant soin de leur dire qu'ils en ont
vendu de semblables au prince K , à lady W...., à
l'ambassadeur de.... , autrefois ils avaient des noms fran- çais à prononcer. En présence de ces jolis riens il s'éta- blit à l'oreille de petites consultalions tout-à-fait curieuses- <i Ceci conviendrait bien à la Qlle de Mme D.... — Bah! » c'est une femme qui n'a pas de goût , qui ne va nulle » part; elle ne connaîtrait pas ce que cela vaut. — Et ce ■n joujou qui n'est pas cher , mais si ingénieusement tra- « vaille, nous pouvons le donner à Léon. ■ — Ah bien oui F » sa mère court partout, elle saurait ce que cela coûte. » Et la joie de l'enfant , si douce à recueillir , qui s'en oc- cupe? Personne. Le plus amusant est lorsque vous vous rencontrez face à face , dans ce bazar parfumé , avec lu. personne même que vous avez voulu gratifier , et que le cri « c'est affreux ! » jeté en passant devant quelque objet vers lequel vous l'avez soigneusement conduite , vient anéantir dans vos mains foute la valeur d'un objet pareil, déjà choisi , payé , empaqueté , rangé dans le panier du commissionnaire , qui vient effrontément vous demander votre adresse et son pour boire. Hé bien ! dira quelqu'un, vous leg.irderez pour vous. Ignorant! comme si les choses
LITTÉRATURE. 23
qu'on donne étaient jamais celles qu'on voudrait recevoir.
Maintenant voulez-vous de la gaieté pure et vraie , Je plaisir de donner dans toute sa naïveté, sur du plaisir qu'il causera, sans crainte de la critique ou de l'évalua- tion dédaigneuse , sans aucune de ces appréhensions qui tourmentent nos vaniteuses libcralilés? Voyez tout le long des boulevards , sur la place du Chàtelet , sur le Pont- Neuf, ces boutiques mobiles, dont les murs et le plafond sont de toile, dont huit bâtons forment la charpente, qui ne paient niloyer, ni patente, ni contribution mobilière, ni décime de guerre pour la conservation de la paix. Là sont les articles à bon marché ; le luxe , dans sa plus grande profusion, y dépasse rarement vingl-cinq sous, maximum du petit commerce qui s'annonce à haute voix. La foule s'y presse, et ne s'en éloigne jamais les mains vides. Elle marchande , elle dispute sur le prix, on plein air, sans se cacher, sans rougir; mais elle emporte. Quant à ce qu'on y expose, jouets, sucreries, ustensiles, je ne ré- pondrais pas de la qualité. La forme ne s'y renouvelle pas souvent. Peut-être s'y trouve- t-il des bonlions qui datent de l'ancienne charte. J'y ai vu , moi qui vous parle , une procession royale de la Fête-Dieu , sur une belle feuille de papier coloriée. "Nous aimeriez mieux, vous, une revue de la garde nationale. Mais enfin tout cela, donné de bon canir , reçu par des mains qui ne sont pas accoutumées aux présens, tout cela fera des heureux; et peut-être la riche héritière, à qui l'on interdit l'usage d'un joujou de quatre louis ( je crains de faire un ana- chronisme ) , envicra-t-elle le ménage de plomb ou de fer-blanc qui fait passer des heures si douces à l'enfant de sa portière.
ïl y a peu d'industries qui ne profitent d(î ce mouve- ment fécond , de cette prodigalité accidentelle. Je ne vois guère que les boulangers, les bouchers et les apothicaires qui n'y trouvent pas une augmentation de recette, qui puissent sourire à rcncojnbrement formé «levant la pot le
24 REVUE DE PARIS.
de leurs voisins, sans jalousie, sans inquiétude, assurés de récolter petit à petit , sur les besoins, ce que les autres lèvent à la hâte sur le caprice. Mais tous les commerces , même de luxe et de fantaisie, n'y prennent pas une part égale. Si je ne craignais de me faire une querelle avec les plus ingénieux de nos fabricans , j'oserais dire que la per- fection des colificliets , où la main d'oeuvre seule a quelque prix, est devenue un malheur sérieux. Depuis que ron travaille avec tant d'art le bois , le cuir ou le carton, de- puis que l'on imite les matières les plus précieuses avec une pâte grossière enduite d'un éclatant vernis, le goût des nobles et beaux ouvrages s'est perdu ; ce serait duperie que d'y persévérer aux dépens de sa bourse , puisque la mode s'est mise du côté de l'économie. La préférence est décidément pour le bizarre; ce sont les brimborions que l'on étale , dont on se pare , que l'on montre aux survenans , dont on fait honneur à celui qui les a donnés , qui lui ga- rantissent dans un salon la réputation d'homme charmant, de connaisseur délicat, qui font dire avec enthousiasme • » Il n'y a que M. Alfred pour trouver ces choses-là. « Aussi la foule est elle chez Susse, et la solitude chez Laurencot. Le jour de l'an a, de tout temps, favorisé trois sortes de marchands : les libraires , les confiseurs , et ceux qui vendent les jouels d'enfans. Chez les premiers, il se fait à celte «'poque une sorte de révolution. Au fond de la boutique rentrent les livres d'un débit journalier , les romans à fortes émotions ou à titres scandaleux, les poésies lugubres ou patibulaires, les atrocités embellies de vi- gnettes , toutes ces aimables noirceurs , ces dégoûts de la vie que racontent si bien une douzaine de bons vivans ; comme aussi les pamphlets politiques de chaque parti , le pour et le contre des deux principes sociaux. Tout cela va sommeiller tranquillement sur les tablettes, pour laisser la place libre aux ouvrages de littérature mielleuse , de morale sucrée , et d'enseignement récréatif. Sous ces enveloppes de maroquin , de veau , de basane , qui m
LITTÉRATURE. 25
pressent l'une contre l'autre , humides encore du travail, vous ne trouvez que de tendres senlimens, des pensées innocentes , de touchantes anecdotes , d'admirables exem- ples. Quand vous entrez là-dedans, au sortir de votre journal , vous ne savez plus où vous êtes. Du dix-neu- vième siècle , vous remontez à l'âge d'or sans transition. Dans tous ces livres , les défauts du ji une âge reçoivent des réprimandes ; ses bonnes qualités , des encourage- mens , le tout rédigé admirablement en langage de pou- pée. II y a des écrivains heureusement nés , qui ont un style pour ce petit caquetage , dont il semble que quel- que bonne d'cnfans leur ait révélé le secret. A côté de ces ouvrages , uniquement inspirés par le désir d'être utile , et qui visent sans bruit aux prix Monthion , viennent se ranger les recueils annuels de vers et de prose , rajeunis depuis quelque temps par des titres bizarres, mais sur- tout , et avec plus de bonheur , par l'emprunt fait à l'An- gleterre de ses délicieuses vignettes. Cependant, pour ne contrarier personne, pour satisfaire toutes les habitudes, pour ne pas chagriner ceux qui préfèrent au vêtement de moire ou de tabis l'antique couverture de papier , ceux qui ont quelque peine à prononcer le mot keef?srtke c^u^on écorche toujours, même à la Ciiaussée-d'Antin, il s'im- prime à la sourdine encore un Almanacli des Muses , encore un Chansonnier des Grâces. Enfin (j'y suis re- tourné à quatre fois pour m'en assurer ) l'approche de l'année i832 a produit un Almanach de la Cour. Je le dénonce à M. Cormenin , en faisant remarquer toutefois que le frontispice présente une jolie vue de l'Hôtcl-de- Ville. Si ce n'est pas une précaution, assurément c'est une épigramme; la prenne pour lui qui voudra.
Il n'y a pas beaucoup à diie sur les confiseurs. Leur art est borné. La matière que pétrissent leurs doigts ne peut recevoir une grande variété de formes sans exciter le dégoût, ce qu'ils manquent rarement de faire. Le mieux est donc de s'en tenir à la vieille routine des mar-
26 REVUE DE PARIS,
rons glacés , des papillotes , des pralines , des diablotins et des pastilles. Les surprise s même ont passé de mode. Nous sommes dans un temps où l'on sait par cœur tous les mensonges Ce qu'on demande aujourd'hui , ce sont de bonnes réalités , comptées ou pesées dans un sac. Les grandes personnes et les grands personnages ne veulent pas autre chose. Mais un art qui tait chaque année des progrès, c'est celui qui préside à la fabrication des jou- joux. Le génie du siècle se retrouve tout entier dans cette imiiatiou en miniature de toutes les choses qui ser- vent à la gloire, au luxe, au plaisir, ou simplement à la vie des sociétés. Maisons, jardins, palais , cuisines, bi- bliothèques, bureaux, écuries, salons, habitations, meu- bles, bêtes et gens, le talent de l'ouvrier a tout reproduit avec une vérité , une délicatesse d'exécution , qui met les plus gramles choses à l'usage des plus faibles mains, à la portée des moindres tailles. J'ai vu avec admiration une jolie cabane où étaient rangées plus de quatre cents per- sonnes sur des bancs. Petits orateurs, petits ministres, petit président, petite tribune, rien n'y manquait. L'ar- tiste même avait trouvé le moyen d exprimer de petites passions sur ces petites figures ; c'était à s'y tromper.
Le choix entre toutes ces bagatelles, Je léglement an- ticipé de la distribution qu'on en doit faire, composent pendant quinze jours l'occupation exclusive du parisien. N'essayez pas de l'en distraire. Il est sourd à tout autre intérêt. S'il n'avait pas dans l'intervalle une garde à monter, il oublierait presque qu'il est libre, tant ce loisir de suivre sa fantaisie ressemblerait à son ancienne servi- tude. Il ne voudrait dans son journal que des annonces. Les marchands surtout perdent le respect ; ils jettent avec humeur leur feuille favorite , toute noircie d'articles politiques , de discussions et do plaidoyers -, ils lui repro- chent, pour la première fois de l'année, de diriger avec trop de soin leur opinion. Ce serait un bon moment pour faire passer un coup d'état. Voyez seulement quelle figure
LITTÉRATURE. 27
fait l'émeute, venant se jeter à la traverse de cette coliué qui n'a pas le temps de se passionner , heurtant les éta- lages, arrêtant la course des voitures. On la regarde en pitié, comme on ferait d'une troupe de masques s'aventu- rant hors du carnaval. On ne lui accorde même pas l'honneur d'endosser pour elle le fourniment du soldat- citoyen.